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Texte intégral révisé. Traduction, préface et biographie de Max Stirner par Robert L. Reclaire. La jeune Allemagne des années 1840, nourrie des doctrines de Hegel mais que ne satisfaisait plus de la scolastique pétrifiée du maître, s'est jetée dans la mêlée philosophique et sociale qui aboutira aux orages de 1848-1849. Elle se presse sous les drapeaux du radicalisme et du socialisme, ou combat autour de Bruno Bauer et de Ludwig Feuerbach avec, pour centres de ralliement, les "Annales" de Hall de Ruge et la "Gazette du Rhin" du jeune Karl Marx.
C'est sur ce fond tumultueux et lourd de menaces que nous voyons passer la silhouette effacée, l'ombre fugitive d'un grand penseur oublié, Max Stirner. En 1844, il publie "L'Unique et sa Propriété". Stupeur de ceux qui, voyant sans cesse l'auteur au milieu d'eux, le croyaient des leurs, et scandale violent dans le public lettré dont il renverse les idoles avec une verve d'iconoclaste. C'est vers cette ouvre capitale que nous devons nous tourner, et lui demander comment il se fait que, si vite oubliée lorsqu'elle parut, elle se révèle aujourd'hui encore si vivante et si actuelle.
Esprit infiniment plus rigoureux que ses prédécesseurs, la conception, au fond très religieuse, de l'Homme, ne peut le satisfaire, et sa critique impitoyable ne s'arrête que lorsqu'il a dressé sur les ruines du monde religieux et hiérarchique l'individu autonome, sans autre règle que son égoïsme. "L'Homme, dit-il, n'a aucune réalité, tout ce qu'on lui attribue est un vol fait à l'individu. Peu importe que vous fondiez ma moralité et mon droit et que vous régliez mes relations avec le monde des choses et des hommes sur une volonté divine révélée ou sur l'essence de l'homme; toujours vous me courbez sous le joug étranger d'une puissance supérieure, vous humiliez ma volonté aux pieds d'une sainteté quelconque, vous me proposez comme un devoir, une vocation, un idéal sacrés cet esprit, cette raison et cette vérité qui ne sont en réalité que mes instruments.
Le libéralisme politique qui me soumet à l'État, le socialisme qui me subordonne à la Société, et l'humanisme de Bruno Bauer, de Feuerbach et de Ruge qui me réduit à n'être plus qu'un rouage de l'humanité ne sont que les dernières incarnations du vieux sentiment chrétien qui toujours soumet l'individu à une généralité abstraite. Ce sont les dernières formes de la domination de l'esprit, de la Hiérarchie".
En face de ce rationalisme chrétien, dont il expose la genèse et l'épanouissement dans la première partie de son livre, Stirner, dans la seconde, dresse l'individu, le moi corporel et unique de qui tout ce dont on avait fait l'apanage de Dieu et de l'Homme redevient la propriété. L'Homme, selon lui, est un fantôme qui n'a de réalité qu'en Moi et par Moi. "L'humain n'est qu'un des éléments constitutifs de mon individualité et est le mien, de même que l'Esprit est mon esprit et que la chair est ma chair.
Je suis le centre du monde, et le monde n'est que ma propriété, dont mon égoïsme souverain use selon, selon son bon plaisir et selon ses forces. C'est dans cet "Unique" que ce grand négateur tend depuis près de deux siècles la main aux anarchistes et aux individualistes d'aujourd'hui.