... Lorsqu'il est long à revenir et qu'il me manque, je m'introduis parfois en cachette dans la chambre de papa et maman, j'ouvre l'armoire où se trouvent les chemises que papa n'a pas emportées. J'entrebâille doucement la porte et je les vois suspendues, blanches, lumineuses et parfumées, sur des cintres en bois. J'approche mon visage, je ferme les yeux et j'inspire, pour que leur odeur pénètre profondément en moi.
Ensuite, dans mes pensées, ces chemises se tachent du sang de tous les gens que mon papa a fait massacrer et je pleure en silence. Maman dit qu'il n'a pas pu faire autrement, parce qu'il combattait de l'autre côté, que tout simplement il n'a pas pu faire autrement... A travers mes larmes, je vois tous ces gens morts. Je ne connais pas leurs visages, je ne sais pas comment ils s'appellent, mais je les vois, là, près des chemises blanches, dans l'armoire, comme s 'ils étaient là.
Je les vois s'écrouler dans l'herbe, je les vois enlacer un arbre dans le bois et glisser le long de son tronc, puis rester étendus sur ses grosses racines. Je vois leur tête transpercée par une balle tomber sur la table et une assiette rebondir et se casser par terre... Ensuite je ne pleure plus. J'ouvre les yeux et je vois que les chemises sont toujours là, blanches, lumineuses et parfumées. Je ne veux plus les regarder, je ne veux plus de cette armoire, je ne veux plus de mon père.
Je veux partir ailleurs, là où personne ne me connaît. Je claque la porte de l'armoire, même si je sais que je vais y revenir et l'ouvrir pour y sentir encore les chemises de mon père quand il n'est pas là, même si c'est au prix de mes larmes et de mes souffrances, vous comprenez ?
De terre et de rêve, de Marko Sosic, est un recueil de onze nouvelles, chacune d'une longueur de 10 à 15 pages, et, en ce sens, extrêmement équilibré et formant une belle unité, à la fois de style et de contenu, intrinsèquement à l'ouvrage mais s'insérant également dans l'ensemble de l'oeuvre de Sosic. En effet, ce recueil vient après deux romans (Balerina, Balerina et Tito, amor mijo) et avant deux autres (Qui de loin t'approches de moi et Court roman de neige et d'amour), présentant une sorte de respiration entre deux moments de son oeuvre.
Dans ce recueil, l'enfance, comme dans les deux premiers romans, joue un rôle primordial, en décalant le regard et le point de vue. Cependant le passage de témoin se produit dans ce recueil : au fil des nouvelles, l'enfant devient adulte et même vieillard, mais son regard continue à se poser ailleurs, à " être ailleurs ", et annonce les deux romans suivants. Si les histoires de Sosic se situent à ses débuts dans les années 1960, ce livre sert de transition vers le présent, vers " nos " guerres (guerre en ex-Yougoslavie, mais aussi guerre pour la tolérance et contre l'exclusion, sujets dont traitent ses deux derniers romans).
Il s'agit bien sûr encore dans ce recueil des blessures laissées par la Seconde Guerre mondiale (" Fragments "), mais aussi d'enfants orphelins aujourd'hui qui ont vécu des événements terribles et que nous avons pour responsabilité de protéger (" Jusqu'au dernier nom "), de réfugiés qui ont besoin aujourd'hui de notre aide, mais qui sont aussi peut-être notre salut (" L'interprète de la douleur ").
Et il s'agit enfin, comme dans tous les autres livres de Sosic, de ce quotidien, notre quotidien, tissé d'amour (" Oiseaux dans le feuillage ", " Repos dans l'ombre "), de vérité et de mensonge (" Pastorale ", " L'interprète de la douleur "). Ainsi, les thèmes abordés par Sosic dans ce recueil sont ceux qui irriguent toute son oeuvre et qu'il creuse en spirale de livre en livre : la Seconde Guerre mondiale, le rideau de fer, leurs conséquences sur nos vies, sur notre quotidien, les douleurs et les souffrances engendrées par les mouvements de l'histoire, les motifs s'entrecroisant d'une nouvelle à l'autre, d'un livre à l'autre, avec toujours cette immense poésie et ce style si particulier, où se mêlent dans une même phrase, dans une même nouvelle, dans un même livre, le beau et l'horrible, à l'image de notre monde.
Biographie de Marko Sosic
Né en 1958 à Trieste, Marko Sosic partage sa vie entre Trieste, Ljubljana et l'Istrie. Il est diplômé de mise en scène théâtre et cinéma de l'Académie d'art théâtral et cinématographique de l'Université de Zagreb (Croatie, ex-Yougoslavie), il a travaillé comme metteur en scène pour le théâtre et la télévision, en Slovénie comme en Italie. Il a été directeur artistique du Théâtre national slovène de Nova Gorica (Gorizia) et, à deux reprises, directeur ainsi que directeur artistique du Teatro Stabile slovène de Trieste et du Teatro Trastevere de Rome.
Il a écrit et mis en scène de nombreuses pièces radiophoniques, des pièces pour enfants et réalisé plusieurs courts-métrages. Il a tourné en 2016 un long-métrage inspiré de son troisième roman paru en 2012 : Qui de loin t'approches de moi, qui raconte comment un vieil homme, impotent, ayant refusé d'aider une partie de sa famille restée en Bosnie et victime de la guerre, se fait précisément assister dans son quotidien par une réfugiée venue de Bosnie.
Son dernier livre, Court roman de neige et d'amour, paru en 2015, a été l'un des cinq finalistes en Slovénie du prix Kresnik du meilleur roman de l'année (tout comme ses trois romans précédents).(Crédit photo : Luca Quaia)